« Il est temps d’arrêter de parler racisme avec les Blancs »

Zack Linly /

Zack Linly

Poète, artiste, écrivain et activiste vivant à Atlanta, États-Unis.

Cette tribune de Zack Linly, publiée sur le site du Washington Post a fait couler beaucoup d’encre (et de larmes) outre-Atlantique et suscité un débat animé.

Alors que les témoignages dénonçant les abus et violences policières contre les communautés noires sont de plus en plus visibles dans les grands médias, nombreux sont les concerné-e-s qui ressentent un étrange mélange de frustration et soulagement - soulagement parce que les tirs sur des citoyens non-armés sont désormais un sujet dans le débat public, mais frustration parce que, encore une fois, on doit faire face aux mêmes réponses condescendantes de la part de l’Amérique blanche :

« On n’a pas toute l’histoire, il doit y avoir quelque chose d’autre »
« Si seulement vous obéissiez aux règles vous aussi. »
« Les forces de l’ordre font un travail difficile. »
« Les Blancs aussi se font tirer dessus. »
« Ça fait un voyou de moins. Bon débarras. »
« Pourquoi est-ce que vous faites toujours tout tourner autour de la race ? »
« Et les crimes intra-communautaires ? »
« Toutes les vies comptent. »

Au fil des années, je suis devenu trop déçu pour être soulagé et trop indifférent pour être frustré. Je suis juste fatigué. Je suis fatigué de sacrifier des millions de cellules saines de mon cerveau à lire les commentaires sous les articles traitant des questions raciales - observant, explication après explication, tout un tas de Noir-e-s essayer de naviguer au milieu de la blanchité inconsciente. Vient un moment où il faut vraiment se demander : à quoi bon ? Pourquoi perdons-nous autant d’heures par jour, à nous user les doigts sur les claviers et les écrans tactiles pour expliquer à des trolls que « All lives matter » (« toutes les vies comptent ») est une réponse foireuse et, par définition, redondante à « Black Lives Matter » (« les vies noires comptent ») ?

Nous avons été clairs sur le sujet et l’avons expliqué de cent manières différentes à l’Amérique blanche : au sein de leurs forces de l’ordre bien-aimées sévissent de nombreux policiers qui sont tout simplement plus instables, redoutables et enclins à faire preuve de harcèlement et d’abus de pouvoir quand ils ont affaire à nous - et cela se fait au prix de nos vies. Nous avons diffusé toutes les statistiques et des millions de témoignages personnels. Nous avons été limpides sur le fait que même si le sujet de la brutalité policière, en tant que débat public hypermédiatisé, est un phénomène relativement nouveau, il est un problème aussi vieux que notre occupation involontaire de ce pays. Avec toutes ces informations en accès libre et réitérées en permanence, avoir à expliquer encore et encore les simples mots « Black Lives Matter » est d’un ridicule absolu. Et pourtant, nous voilà encore avec une douzaine d’analogies, à essayer de vulgariser et faire de la pédagogie :

« Hé mec, tu n’irais pas crier à un rassemblement contre le cancer “Toutes les maladies comptent” n’est-ce pas ? »
« Hé Scottie, “Sauvez la forêt amazonienne !” ne veut pas dire “Tuez toutes les autres forêts” »
« Hé Kip, quand une maison brûle, il ne te vient pas à l’esprit d’aller arroser une maison qui ne brûle pas au prétexte que #ToutesLesMaisonsComptent, pas vrai ? »

Peut-on arrêter, s’il vous plaît ?

Le racisme, une question de vie ou de mort

Nous devons cesser d’agir comme si les Blancs n’avaient pas fait les mêmes exercices de lecture et de compréhension que nous durant nos études primaires et secondaires. Ils savent comment fonctionnent les analogies. Ils ont compris ce que nous voulions dire dès la première fois - mais ils s’en tapent, tout simplement.
S’ils considéraient vraiment qu’affirmer qu’une vie compte revient à nier l’importance des autres vies, ils trouveraient l’expression « Blue Lives Matter » (« les vies bleues comptent » - en référence à l’uniforme des forces de l’ordre) aussi insultante que « Black Lives Matter ». Mais ce n’est pas le cas.

Non seulement ils ne voient rien d’offensant à dire #BlueLivesMatter mais ils considèrent surtout toute concession ou changement politique visant à contrer la vulnérabilité des Noir-e-s comme un traitement spécial immérité. Ce sont les mêmes qui militent activement pour que les forces de l’ordre soient protégées par la législation antidiscrimination, comme si ce n’était pas déjà le cas.

Seulement voilà, c’est le cas et ils ne peuvent pas faire comme s’ils n’en avaient pas conscience. Ils savent très bien qu’il n’y a pas un État, une ville ou un comté dans ce pays où les peines pour les crimes commis contre les flics ne sont pas significativement plus lourdes que celles pour des crimes commis contre les civils. Ils savent qu’ils n’ont pas besoin de protestation, émeute ou hashtag pour s’assurer que des enquêtes approfondies seront menées pour faire condamner des tueurs de flics. Ils n’ont pas à craindre que des policiers assassinés se retrouvent jugés pour leurs propres morts. Ils n’ont pas à s’inquiéter à l’idée de voir des meurtriers de policiers acquittés ni même d’une réticence à les mettre en cause devant la justice. Personne ne regarde dans le dossier d’un agent décédé, à la recherche de raisons pour justifier sa mort. Ils savent que les policiers jouissent, de facto, de l’admiration béate de la grande majorité des Américains (blancs).

Aussi, comment est-il possible de croire que nous, en tant que société et en tant que système, ne faisons pas déjà tout ce qui est en notre pouvoir collectif pour nous assurer que les vies des policiers aient de la valeur ? Se pourrait-il que les Blancs soient, en réalité, moins préoccupés par les conditions de vie et de travail des policiers que par le maintien d’un contre-récit aux plaintes légitimes des Noirs concernant les violences policières racistes ? Se pourrait-il que les histoires qu’ils se racontent pour occulter les questions raciales soient largement fallacieuses et, souvent, tout simplement méprisantes ? Se pourrait-il, et je lance juste l’idée ici, mais se pourrait-il que les Blancs…racontent de la merde ?

« Ils n’étaient pas prêts pour ça. Nous, si »

Voilà pourquoi je pense que les Noirs devraient tout simplement et totalement se désengager de toute discussion sur les questions raciales avec l’Amérique blanche. Laissons-les avoir leurs petites conversations Klan-esques [1] dans la partie commentaires de sites d’infos comme Yahoo et USA Today. Nous devons cesser de discuter avec eux parce qu’au final, ils ne sont pas aussi investis que nous. Contrairement à nous, ils ne s’intéressent pas à ces histoires par peur pour leur vie, celle de leurs enfants ou de leurs conjoint-e-s ; non, ils ne sont à l’écoute que par mépris pour les vies des racisé-e-s. C’est sans intérêt pour eux, juste un concours à celui qui sera le plus suffisant, condescendant et méprisant. Quand les Noir-e-s débattent de ces questions, nous le faisons avec passion - pas toujours de manière articulée, et souvent nos arguments manquent de profondeur - mais toujours parce que nous sommes sincèrement frustrés, indignés et effrayés. Quand la majorité des Blancs débattent de ces mêmes questions en adoptant une position généralement opposée à la nôtre, ils le font par mauvaise foi ou indifférence perpétuelles. Leurs arguments semblent toujours se résumer à « si je n’en ai pas fait l’expérience, vous n’avez pas pu vivre ça ». Même « bien intentionnés » les Blancs ont tendance à ramener la discussion à eux (#PasTousLesBlancs, #JeNeVoisPasLesCouleurs). Oui, bien sûr qu’il y a beaucoup de Blancs qui ne sont pas racistes, qui savent que scander « Blue Lives Matter » n’est pas une chose à faire et qui aimeraient vraiment que les choses changent. Mais le fait est, qu’au sens propre comme au figuré, ils n’ont pas à « sauver leur peau ».

Je comprends que les Blancs soient fous de rage. Toute leur vie, ils ont été la valeur par défaut pour la normalité sociale et culturelle et n’ont jamais vraiment eu à penser de façon critique les questions raciales. Aujourd’hui, c’est une Première Dame noire qui s’adresse à la Nation, et elle n’hésite pas à parler de l’esclavage. Désormais, les réseaux sociaux pointent du doigt et compliquent chacune de leurs micro-agressions. Ils se voient arracher leurs œillères teintées de rose ; cette Amérique, qu’ils considèrent comme la « ville scintillante au flanc de la colline » , commence à perdre de son éclat. Et ils n’étaient pas prêts pour ça - nous, si.

Il nous faut donc les laisser pleurer. Laissons-les geindre que le Blanc « is the new black » et qu’ils sont dorénavant les vraies victimes du racisme parce que leurs collègues noirs ne les invitent pas à déjeuner, qu’un passager noir dans le train les a traités de « p’tit blanc » ou qu’ils ont été blessés par les propos d’internautes noir-e-s. (Quel plaisir ce doit être de n’avoir qu’à se déconnecter pour ne plus subir une oppression !) Nous devons les laisser pleurer. Et nous devons apprendre à asseoir nos propres références et réflexions et à les apprécier.

Quand l’imposture de Rachel Dolezalsur son identité a été révélée, les créateurs noirs de mèmes ont décroché la palme d’or de l’humour en ligne. Après le lancement du hashtag « Ask Rachel » , dérouler le fil d’actualités de son Black Twitter [2] était devenu comparable à un parcours de marathon, les personnes sur la ligne de touche distribuant de petits gobelets en papier remplis, non pas de l’eau potable habituelle mais de white tears (larmes blanches). Toutefois, au lieu de nous amuser, beaucoup d’entre nous ont perdu du temps à expliquer à des Blancs suffisants pourquoi on ne pouvait pas comparer la situation de Rachel Dolezal à la transition de genre de Caitlyn Jenner et pourquoi, on ne pouvait en aucun cas, parler de « privilège noir ».

Lorsque Beyoncé a publié le clip de Formation, dans lequel on voit un enfant noir portant un sweat à capuche, une banderole indiquant « Mains en l’air ! Ne tirez pas » et une voiture de police en train de couler, puis qu’elle a mis une gifle à l’Amérique blanche, pendant la mi-temps du Super Bowl, en interprétant cette même chanson et en profitant pour rendre hommage à la Black Panther Party, nous avons eu le droit à une distribution illimitée de white tears. C’était open bar. Mais, là encore, au lieu de nous mettre bien et de nous en gargariser jusqu’à l’ivresse comme nous l’aurions dû, un trop grand nombre d’entre nous ont passé leur temps à expliquer aux Blancs qu’il n’y a ni « racisme anti-Blanc », ni haine anti-flic dans ce qu’elle a réalisé. Nous aurions simplement dû accepter la victoire et quitter le terrain.

Lors de la Convention nationale républicaine, Melania Trump a plagié une bonne partie d’un discours de Michelle Obama. Beaucoup d’entre vous se sont alors mis à discuter avec les partisans de Trump et d’autres Blancs tout aussi délirants qui ont osé prétendre qu’il n’y avait jamais eu aucun plagiat. Au lieu de chercher à les convaincre, vous auriez dû vous joindre à notre bien-aimé Black Twitter, Jesse Williams et moi et vous amuser, avec nous, à attribuer des paroles prononcées par des Noir-e-s à Mme Trump.

J’ai eu une journée faste :
« Ce n’est pas que j’aime pas me mélanger mais disons simplement que les aigles ne volent pas avec les pigeons. » - Melania Trump
« Garde tes "Yes we can", si tu me réduis à la danse, au Kentucky Fried Chicken » - Melania Trump [3]

La priorité ? Prendre soin de nous.

S’il y a bien une chose que la décision du joueur Colin Kaepernick - qui, pour protester contre l’injustice sociale, est resté assis pendant la diffusion de l’hymne national - a montré, c’est que nos méthodes de protestation dérangent davantage l’Amérique blanche que les injustices mêmes contre lesquelles nous protestons. Chassons donc de nos têtes l’idée selon laquelle si nous militions mieux ou différemment, les Blancs seraient miraculeusement plus réceptifs à notre message et moins dédaigneux face à notre audace de parler ouvertement.

La réalité c’est que nous pouvons tout à fait lutter contre le racisme systémique sans la validation blanche. Nous pouvons continuer à bloquer des ponts et des autoroutes chaque fois que nous entendons parler d’un Alton Sterling, Philando Castille ou d’une Korryn Gaines et laisser les Blancs se plaindre de l’intrusion dans leurs vies. Nous pouvons continuer à placer nos dollars noirs dans des banques noires et à utiliser cet argent dans nos entreprises et au sein de nos communautés. Nous n’avons pas besoin qu’ils comprennent pour continuer à nous battre.
Et de même, les Blancs qui veulent vraiment être des allié-e-s peuvent trouver leur chemin sans la validation noire et sans que nous ayons à prendre du temps sur nos activités quotidiennes pour les éduquer. Ils peuvent trouver leur propre programme et déterminer eux-mêmes comment contribuer correctement à cette lutte pour la justice. Et ils peuvent le faire sans espérer les louanges noires. Mais je ne vais pas perdre mon temps à vérifier ce qu’ils font. Parce que ce n’est pas mon travail, ni le vôtre d’ailleurs.

Il est grand temps que nous, femmes et hommes noir-e-s, commencions à prendre soin de nous - avant tout. Et si cela implique de nous désengager totalement de l’Amérique blanche, qu’il en soit ainsi.

Merci à Éva Glélé et Sihame Assbague pour la traduction.

[1« Klan » est ici utilisé en référence au Ku Klux Klan

[2Nom donné à la communauté virtuelle que composent les twittos noir-e-s.

[3Ici, nous avons fait le choix de remplacer les propos de chanteurs/rappeurs étasuniens initialement cités par des citations empruntées au rap français.

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