« Le complexe de Suez », le nouveau livre de Raphaël Liogier

L’identité malheureuse d’Alain Finkielkraut


Raphaël Liogier

Professeur à Sciences Po Aix-en-Provence et à Paris au Collège international de philosophie.

Le Complexe de Suez. Le vrai déclin français (et du continent européen) est le titre du nouveau livre de Raphaël Liogier que publient l’éditeur Le Bord de l’eau. Avec l’autorisation de l’auteur nous publions des pages de l’ouvrage consacrées à l’omniprésent Alain Finkielkraut.

Ces trois fronts (le multiculturalisme, l’islam et la globalisation) sont plus ou moins équivalents, ou contigus, dans le best-seller du philosophe Alain Finkielkraut, L’identité malheureuse (Stock, 2013), qui fut présenté comme un événement intellectuel et qui se lit comme la longue plainte d’un Européen souffrant au milieu des tumultes d’une guerre de civilisation presque perdue. Le sentiment de la défaite, à laquelle ne saurait se résoudre l’auteur de l’ouvrage (le propre du héros tragique étant de se battre même s’il semble savoir que son combat est perdu d’avance), est partout présent. La solution proposée, implicitement mais clairement, parce que c’est la guerre et qu’en temps de guerre on ne peut se permettre de tergiverser, c’est le différentialisme non plus seulement passif et ségrégatif, mais actif et intrusif. Parce que, déjà, nous ne serions plus chez nous, expropriés, et même colonisés par les autres (ceux que nous avions jadis nous-mêmes colonisés). Les vrais français, qui résisteraient encore à la colonisation des quartiers périurbain seront ainsi appelés des autochtones, des exilés dans leur propre patrie : « Les autochtones ont perdu le statut de référent culturel qui était le leur… » « Quand le cybercafé s’appelle « Bled.com » et que la boucherie ou le fast-food ou les deux sont halal, ces sédentaires font l’expérience déroutante de l’exil. Quand ils voient se multiplier les conversions à l’islam, ils se demandent où ils habitent. Ils n’ont pas bougé, mais tout a changé », plus loin « … ils se sentent devenir étrangers sur leur propre sol  », et plus loin encore, reprenant les analyses de Christophe Guilluy (Fractures françaises, Flammarion, 2013) : « Les voici minoritaires dans un espace dont ils ont perdu la maîtrise. » (p. 123) Il est étonnant – ou pas si étonnant plutôt, puisqu’il s’agit de pureté culturelle et non de religiosité en réalité – que seules les conversions à l’islam, en fait très faibles, soient inquiétantes. Alors que les conversions aux mouvements néo-évangéliques sont, elles, réellement massives, et touchent aussi ces espaces périurbains dont les « autochtones » auraient « perdu la maîtrise ».

« Nous (aussi) sommes la nation »

À l’automne 2012, le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) – organisation déjà rencontrée au cours de cet essai, très peu politisée (ce qui lui est d’ailleurs parfois reprochée par certains militants) et entièrement vouée à la défense juridique ainsi qu’à l’accompagnement psychologique et social des victimes d’actes islamophobes – lança une campagne de sensibilisation. Cette campagne avait été bien préparée, et était pour la première fois destinée à toucher un large public avec des affiches qui devaient être collées dans les lieux publics. Première déconvenue, à la grande surprise des organisateurs, l’affichage fut interdit dans le métro parce qu’il aurait été contraire à la laïcité ! Je ne reviendrai pas sur l’absurdité logique d’une telle interdiction, mais me contenterai d’ajouter que les choses ont ensuite dégénéré. Les émissions télévisées et radiophoniques se sont succédé sur les grandes chaînes nationales à propos de cette nouvelle provocation de la « communauté musulmane ». La campagne de sensibilisation a donc tourné au fiasco. Ce fut d’abord un gâchis financier, mais surtout un gâchis stratégique parce qu’elle ne participa pas à sensibiliser le public au problème de l’islamophobie mais plutôt à exacerber les préjugés.

Qu’y avait-il de si radical sur ces affiches pour provoquer l’ire publique, voire, dans certains lieux, une véritable interdiction ? Un remake, version IIIe millénaire, du célèbre tableau de Jacques-Louis David représentant l’épisode du Serment du Jeu de Paume, réunissant les délégués du Tiers État lors des États généraux de 1789, événement fondateur de la Nation française. Mais, au lieu de citoyens français du XVIIIe siècle, avec leurs accoutrements presque uniformes, nous avions une sorte de melting-pot du type United Colors of Benetton, avec des jeunes habillés en survêtement, des jeunes filles en foulard, au centre un petit groupe avec un chrétien, un musulman et un juif devisant en souriant, le tout avec des drapeaux français dressés avec fierté. Une simple phrase, bien tournée, assez banale et rassembleuse, surmontait l’affiche : « Nous (aussi) sommes la Nation », avec le « aussi » en rouge, signifiant à l’évidence ne nous oubliez pas, nous aussi nous sommes français, nous aussi nous sommes patriotes (dixit les drapeaux bleu blanc rouge, et la scène historique elle-même). Or, pour Alain Finkielkraut cette affiche était une provocation d’un groupe radical, et « l’opinion éclairée » se serait « félicitée du succès de l’opération ». En fait, comme je l’ai dit, la campagne fut tout au contraire un désastre – entraînant même des interdictions d’affichage public – justement parce que dans une sorte d’hallucination collective « l’opinion éclairée » y a vu elle aussi une provocation, presque un acte de terrorisme symbolique.

La clé de l’énigme sur une telle inversion se trouve à nouveau dans le livre de Monsieur Finkielkraut lorsque l’on tombe sur ce qui semble être une simple faute d’inattention. Au lieu de « Nous (aussi) sommes la nation », l’auteur écrit que le slogan de la campagne du CCIF était : « La Nation, c’est nous. » Tout le monde peut faire une erreur dans un livre, loin de moi l’idée de jeter la pierre. Mais là, en l’occurrence, ce n’est pas une simple erreur mais un lapsus qui éclaire l’ensemble du livre, et au-delà, l’ambiance collective à laquelle il doit son succès. « Ils » veulent nous prendre la « Nation », se mettre à notre place, nous remplacer (d’où la thèse du Grand Remplacement de Renaud Camus), s’asseoir à la chaleur de notre foyer et, dans le même temps, nous en chasser. C’est ce que voit l’auteur de l’identité malheureuse à tous les coins de rue, et, naturellement, il voit sur les affiches du CCIF écrit en toutes lettres cette déclaration de guerre. Il ne pouvait voir autre chose, comme dans ces expériences menées par des chercheurs en sciences cognitives qui ont prouvé que nous ne voyons souvent que ce que nous avons décidé de voir.

Je ne remets nullement en cause la probité de l’auteur très talentueux de L’identité malheureuse. Ce qui m’interpelle, c’est à quel point, aussi respectable et sincère qu’il soit, il ait pu devenir, au-delà de sa personne, le médium d’une angoisse collective. C’est, à mon avis, à travers cette vision tourmentée qu’il fera (probablement en toute bonne foi !) de Claude Lévi-Strauss, l’immense anthropologue dont personne ici-bas n’oserait remettre en cause le discernement, un promoteur du différentialisme intrusif. Nous devrions réaliser que Lévi-Strauss n’était pas relativiste, et oublier (ou considérer comme négligeable) qu’il fut le disciple de Franz Boas (père du relativisme culturel), qui mourut d’ailleurs à New York dans ses bras au milieu d’une réception publique (ce qui a défrayé la chronique à l’époque sur ce qui apparaissait comme une ultime trans¬mission symbolique !). Il faudrait encore oublier qu’il salua avec déférence les travaux de Margaret Mead, grande inspiratrice de ces gender studies qui participeraient, elles aussi, à la destruction de nos identités. D’après Alain Finkielkraut, le Lévi-Strauss devenu célèbre avec la publication de Race et histoire (Unesco, 1952), d’abord diffusé sous forme de brochure contre le racisme par l’Unesco en 1952, dans laquelle il déconstruisit magistralement la notion de race, ne révélerait qu’une partie de sa véritable pensée. Pour y accéder, il faudrait se référer à la conférence Race et culture (Revue internationale des sciences sociales, Unesco, 1971), prononcée à l’Unesco quelques années plus tard, en 1971, dans laquelle il reconnaît effectivement une « incommunicabilité relative » (Alain Finkielkraut, op. cit., p. 132) entre les familles spirituelles, les cultures, les communautés, et qu’il est tout à fait compréhensible et même légitime de chercher à préserver ces spécificités incommunicables, avant d’ajouter que l’adhésion à des valeurs particulières « n’autorise pas à opprimer ou à détruire les valeurs qu’on rejette ou leurs représentants, mais, maintenue dans ses limites, elle n’a rien de révoltant » (op. cit., p. 132.) À cette époque, la conférence fit scandale, et on en vint à qualifier son auteur de différentialiste. Ce qui est, à mon avis, un lourd contresens, finalement repris par Finkielkraut.

En bon relativiste culturel, Lévi-Strauss, qui pèse toujours ses mots, précise que cette « incommunicabilité » est « relative », nullement absolue. Et remarquons, au demeurant, qu’il souligne la nécessité des « limites ». Quelles sont ces « limites » ? Le respect de l’intégrité physique et morale des individus : personne ne devrait pouvoir imposer une culture, un mode de vie particulier à autrui (respect de l’intégrité morale : des choix individuels) ni ne devrait subir la culture, le mode de vie d’autrui. Nous sommes dans la parfaite logique du relativiste culturel qui est forcément universaliste, puisqu’il vise à permettre une coexistence multiculturelle, s’appuyant sur un socle commun, et non à l’empêcher parce qu’elle serait cause de dégénérescence. Le mélange, la mixité, l’inter-fécondation des valeurs n’est pas en soi dégénérescente, même si les individus ont le droit de préserver leur identité culturelle s’ils se sentent mieux ainsi.

Lévi-Strauss déformé et trahi

En fait, la déclaration de Lévi-Strauss est libérale au sens le plus profond du terme. Mais des intellectuels immergés dans l’air du temps différentialiste sont irrésistiblement enclins à faire de Race et culture, plaidoyer pour la liberté d’être ce que l’on désire être, un manuel de guerre culturelle. L’idée de démocratie, de liberté d’expression, jusqu’au concept d’universalité, par définition universel et donc non négociable, passe comme par magie dans la catégorie des valeurs incommunicables de la civilisation occidentale. Admirons ce retournement, qui défie la plus basique logique, d’une universalité qui n’aurait de sens que pour « nous », de droits de l’homme qui ne s’appliqueraient qu’entre nous, parce que nous sommes occidentaux. C’est ainsi que l’on pourra prétendre, en suivant le même raisonnement (plus ou moins conscient), que les Arabes, les musulmans (ou autres) sont réfractaires par essence à la démocratie, à l’existence d’un espace public libre, et qu’en Europe même, le fait de porter un foulard est l’aveu ostentatoire du refus obstiné de la modernité. Il n’y a pas de dissonance en réalité entre Race et histoire et Race et culture. Il est évident que pour Lévi-Strauss, il « n’y a rien de révoltant » à vouloir s’habiller en accord avec une tradition que l’on a héritée (et) ou choisie, par exemple en portant un foulard, justement parce que cela fait partie du désir légitime de préserver sa culture, ou ce que l’on se représente comme tel… tant que l’on reste dans certaines limites.

Que Lévi-Strauss ait nourri pas mal de préjugés à l’égard de l’islam (Par exemple à la fin de Tristes tropiques (Plon, 1955) qu’il connaissait au demeurant très peu, pour ne l’avoir jamais étudié de première main contrairement aux Indiens Guaranis, cela ne saurait lui faire balayer son relativisme culturel, et estimer soudain que se vêtir d’un foulard outrepasse « les limites ». Il a d’ailleurs vécu la période du rejet collectif du foulard (à partir de la fin de 1989), puis les débuts du rejet du voile intégral (à partir de 2008), sans intervenir avec la pléthore toujours plus nombreuse et vindicative de ses nouveaux disciples différentialistes. Rien de surprenant à cela, une autre attitude eût clairement été une remise en cause du travail de toute sa vie. Les jeunes filles visées par la vindicte populaire n’ont pas cherché à interdire aux Européens de souche (comme on dit aujourd’hui) et aux non-musulmans de s’habiller comme ils le désirent. Alors que l’inverse n’est pas vrai : ceux qui se croient modernes, au nom de leur très exclusive universalité (l’oxymore est remarquable), ont cherché à interdire à l’autre de se vêtir comme il l’entend. On peut, dès lors, soutenir que ce sont ces pseudo-modernes qui ont outrepassé les « limites ».

Le renversement de la pensée de Lévi-Strauss atteint son point culminant avec l’interprétation que fait Alain Finkielkraut d’un entretien que l’anthropologue accorda à Didier Eribon, et dans lequel il déclara que si une communauté ethnique « s’accommode du bruit ou même s’y complaît », il préférerait, lui, Claude Lévi-Strauss, en tant qu’individu, « ne pas vivre trop près, et n’apprécierait pas que, sous ce méchant prétexte, on cherche à le culpabiliser » (Didier Eribon, Claude Lévi-Strauss, De près, de loin, cité par Alain Finkielkraut, op. cit., p. 133. )

De cette phrase, banalement libérale, énonçant le droit individuel à vivre selon ses propres principes, il faudrait déduire que l’on peut collectivement (par exemple par des lois) interdire à des « communautés » d’exprimer publiquement les signes de leur foi, de leurs valeurs, de leurs goûts. Restons-en à la métaphore du bruit : oui, il est effectivement légitime – et conforme au relativisme culturel – d’appeler la police pour faire cesser les éventuels chants de voisins qui se trouveraient faire une fête traditionnelle, disons africaine ou papoue, trop bruyante. Pourquoi ? Parce que c’est une nuisance objective, qui m’empêche de passer cette soirée en silence, suivant le mode de vie que j’ai choisi. L’éthique de la préservation (relative) de la culture d’autrui ne doit, effectivement, en rien me faire me sentir coupable de bâillonner son expression trop bruyante chez mes voisins. Mes voisins ont en l’occurrence passé « les limites », parce qu’ils m’imposent leur musique.

Mais attention, ce n’est en rien en tant qu’il s’agit d’une expression de leur culture à eux, parce qu’ils seraient papous ou musulmans, que j’appelle la police, mais pour faire cesser la nuisance sonore. En revanche, lorsque « nous » cherchons à lutter contre les épiceries halal qui pulluleraient, les foulards qui s’exhiberaient, les barbes qui déambuleraient trop fièrement dans les rues, ce n’est pas en tant que nuisances objectives mais bien en tant que signes d’une culture particulière, et parce qu’il s’agit de cette culture-là et pas d’une autre. L’attitude des pro¬viseurs bien intentionnés que nous avons précédemment évoquée ne laisse aucun doute à ce sujet, tant ils se préoccupent avant tout de savoir si tel bandana porté par une jeune écolière est un simple bandana, auquel cas il peut être librement porté, ou une façon détournée d’exprimer la culture musulmane, et dans ce dernier cas il devra être retiré.

Voilà ce qui est le plus grave dans un tel détournement intellectuel : du libéralisme sociétal d’un Lévi-Strauss, conforme à son relativisme culturel de toujours, on tirera sans rire des conclusions différentialistes afin de justifier la guerre de civilisation tous azimuts. On cherche ainsi à transformer l’État moderne, dont la raison d’être est la protection de la pluralité des modes d’existences, sur la base de principes universels tels que les droits de l’homme, en arme de lutte contre la mixité, le mélange, la pluralité. C’est même ce qui légitimerait la « guerre juste » d’Israël, cherchant à préserver sa pureté ethnoculturelle, refusant de se mélanger à l’autre arabe et musulman, et, simultanément, la guerre tout aussi juste de l’Europe judéo-chrétienne (la laïcité ne serait que la version sécularisée de sa culture millénaire) contre l’autre maghrébin, arabe, noir, rom, dont l’islam est le symbole (qu’il soit ou non, au demeurant, réellement musulman !), qui n’est, en définitive, qu’un Palestinien de l’intérieur. Parce qu’elle est devenue « une auberge espagnole », défigurée par l’immigration sauvage, la France (et l’Europe), devrait se rebeller contre ce qui la ronge : la diversité

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