Piège grossier : à qui le dis-tu Joffrin ?

Leyla Larbi, Sihame Assbague /

Leyla Larbi

Militante au Labo Décolonial

Sihame Assbague

Journaliste par obligation.

Dans le cadre du processus de #LiberAction visant à corriger les erreurs factuelles, les déformations et insinuations douteuses du dernier dossier « antiracisme » de Libération, nous avons décidé de réécrire tous les articles. L’édito de Laurent Joffrin, paru dans le dossier du 4 avril 2016, a ici été retravaillé. L’exercice de style consistant à garder la structure et la ligne directrice du premier article, le choix a simplement été fait d’inverser le paradigme. Nous laissons aux frères et sœurs de lutte le soin de déconstruire le communautarisme blanc de l’éditorialiste dont le billet a clairement démontré qu’il défendait « les siens ».

Ils luttent contre le racisme : qui peut s’en plaindre ? Dans l’absolu, ils ont raison de se mobiliser, d’alerter l’opinion, de dénoncer préjugés, agressions et discriminations. Les violences physiques ou morales motivées par la haine raciste, les discours et actes politiques négrophobes, islamophobes & romophobes, les stéréotypes et amalgames relayés par les médias (dont Libération) sont suffisamment nombreux pour que des militants interviennent en soutien de Noirs, de musulmans ou de Rroms, attaqués parce qu’ils sont Noirs, musulmans ou Rroms. Pourtant l’antiracisme que nous connaissons, celui qui se drape sous les apparats trompeurs de l’universalisme républicain et qui dispose de relais bien placés dans les principaux groupes de presse français, pose plusieurs questions. D’abord parce qu’il est (in)volontairement communautaire. Les antiracistes universalistes (qui sont très majoritairement blancs [1], cqfd) non-musulmans défendent les musulmans, ils défendent les Noirs, ils défendent les Rroms. Ainsi les antiracistes universalistes (qui, rappelons-le encore, sont très majoritairement blancs) s’occupent des paroisses (et des mosquées), des clochers (et des minarets), des origines de tout le monde. Au nom d’un nécessaire universalisme ? Certes.
Encore faut-il le faire au nom de valeurs communes, et non de simples réflexes paternalistes. Encore faut-il aborder la question du racisme d’un point de vue politique (ce qui suppose de ne pas être soumis au pouvoir), et non d’un pernicieux point de vue moral. Encore faut-il respecter les priorités définies par les premiers concernés et ne pas occulter ni réorienter leurs luttes. Les femmes qui ont organisé la Marche de la Dignité l’ont fait pour remettre la question des violences policières au cœur du débat politique. Elles ont défendu des hommes et des femmes méprisés, laissés pour compte par les institutions, parce que racisés. Elles l’ont fait en toute autonomie, et en non-mixité, conscientes que les principes généraux, abstraits, universels sont beaux sur le papier mais ne s’appliquent que trop rarement à leurs réalités. Quand les antiracistes universalistes luttent contre LE racisme et l’antisémitisme, qui s’occupe des spécificités de l’islamophobie, de la négrophobie et de la romophobie ? Quand les antiracistes universalistes s’intéressent au racisme individuel, qui s’occupe du racisme structurel [2] ? Occulter les singularités de chaque racisme, nier l’existence d’un racisme d’État, n’est-ce pas affaiblir la mission de la République ? On connaît l’histoire emblématique de celui qui, face aux oppressions systémiques, ne dit rien car il ne-voit-pas-les-couleurs : « Quand la police a tué Wissam El Yamni, je n’ai rien dit : je ne suis pas arabe. Quand elle a étouffé Mamadou Maréga, je n’ai rien dit : je ne suis pas noir. Quand on a exclu les femmes voilées des sphères de savoir et de travail, je n’ai pas protesté : je ne suis pas voilée. Quand on a détruit un camp et expulsé les Rroms, je n’ai rien fait : je ne suis pas Rrom. Etc. Quand on m’a arrêté, là tout a changé : il y avait du beau monde pour protester. »

La deuxième inquiétude tient à un mot : islamophobie. On le sait, les musulmans sont souvent attaqués en tant que musulmans, et derrière la critique de l’islam se cache souvent un préjugé « essentialiste » imputant aux musulmans des traits communs, présentés comme négatifs, qui découleraient de leur nature profonde. Aussi, face à ces réalités qui devraient engendrer un travail commun, pourquoi vouloir à toute force focaliser le débat sur ce mot « islamophobie » ; débat dont chacun voit bien qu’il porte en lui un piège grossier ? Si tous ceux qui luttent contre l’islamophobie sont catalogués comme adversaires des libertés, l’antiracisme est détourné de son objet. Il se mue en défense d’une laïcité dogmatique excluante.

Ces errements sont aussi le produit de théories perverses. La négrophobie et l’islamophobie, prétend-on, ne seraient pas liées à un « impensé postcolonial » hérité du passé et affectant l’ensemble de la société française. Ainsi tout Français, serait-il de gauche, humaniste, ou même antiraciste lui-même, serait exempté du poids de l’héritage colonial. Cette théorie surestime la culture française, qualifiée de « patrie des Droits de l’Homme » et d’« universaliste » par nature, (alors que ses promoteurs se complaisent par ailleurs dans le communautarisme blanc !), permet de dédouaner à peu près n’importe quel acteur public qui « dérape », dès lors qu’il est estampillé « 100% antiraciste ». Ainsi Libération, qui a récemment publié une tribune islamophobe et sexiste signée Luc Le Vaillant, est-il soutenu par des exaltés du Net ne comprenant pas qu’on puisse accuser de racisme un « journal de gôôôche ». Ainsi parle-t-on de « maladresse » quand la ministre Laurence Rossignol, pourtant habituée aux sorties visant les musulmans, emploie le mot « nègre » et compare les choix des femmes voilées au crime contre l’humanité qu’est l’esclavage. Faut-il rappeler que les propos des femmes et hommes d’État ont un impact non-négligeable sur l’opinion publique et qu’ils contribuent à agiter les esprits ? Ainsi est-il scandaleux, quoi qu’on pense de l’appel au boycott lancé par Élisabeth Badinter, d’assimiler les paroles racistes de l’actionnaire de Publicis à une forme de philosophie. Elle veut imposer une vision hégémonique d’un féminisme excluant. Quand elle oppose émancipation à pratique religieuse, liberté à communauté, où est le respect des choix des individus ? Ainsi on qualifie de « laïque » la loi qui prohibe les signes religieux ostensibles dans les salles de classe, alors même qu’en visant explicitement une partie de la population et en ouvrant ainsi une nouvelle chasse aux sorcières, son caractère raciste ne laisse aucun doute.

Ainsi on finit par imposer ce qu’on appelle « l’universalisme abstrait », en le dissociant de ses héritages esclavagiste et colonialiste, sans avouer que d’une part, la négation du prisme racial ne gomme pas les discriminations racistes (bien au contraire) et d’autre part, que les processus de racialisation sont opérés par l’État et non par les concernés.
Si le daltonisme racial devient l’ultima ratio, la mise à mort de l’antiracisme (et des concernés) n’est pas loin. N’est-ce pas un piège pour le l’antiracisme moral que d’utiliser les mêmes ressorts que le racisme traditionnel ? Mais n’est-ce pas le but finalement de ces chiens de garde chargés d’endiguer l’antiracisme politique et de veiller à la préservation de l’ordre social et racial ?

[1Ici, le mot “blanc” est entendu au sens de catégorie sociale et non ethnique, renvoyant aux privilèges de l’individu et non à sa couleur de peau.

[2Définition du racisme individuel et structurel par Stokely Carmichael : Racisme individuel et racisme institutionnel. Le premier consiste en des actions individuelles manifestes, qui causent la mort, des blessures ou la destruction violente de biens. Il peut être enregistré par les caméras de télévision [...]. Le second type est moins manifeste, beaucoup plus subtil, moins identifiable en termes d’individus spécifiques commettant des actes. Mais il n’est pas moins destructeur de vie humaine. Il trouve sa source dans le fonctionnement [opération] des forces établies et respectées dans la société et est dès lors officiellement moins condamné que le premier type »

Contre-attaqueR

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