Contre les préjugés sur les sociétés musulmanes
Le Coran, le capitalisme et les musulmans
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Comment analyser les sociétés du monde musulman ? L’islam offre-t-il une grille d’analyse pour comprendre leur développement et leurs problèmes ? À ces questions encore posées de nos jours, Maxime Rodinson tentait déjà d’y répondre il y a près de cinquante ans dans Islam et capitalisme, publié en 1966. Cet ouvrage permettait de démonter les arguments selon lesquels l’islam aurait causé le « retard » des sociétés « musulmanes » et arabes. Réédité aujourd’hui, cet ouvrage reste d’actualité.
Combien de fois a-t-on utilisé des passages du Coran pour expliquer la violence d’Al-Qaida ou celle de telle ou telle organisation labellisée islamiste ? Quel journal n’a pas tenté d’examiner le développement en Égypte ou au Pakistan par le poids de la religion ? Combien "d’intellectuels" médiatiques assènent une vérité définitive sur « le monde musulman » ou « les musulmans » par la religion prêchée par le prophète Mohammed ? Lire Islam et capitalisme, publié il y a près de cinquante ans, éviterait ces raccourcis.
L’auteur, Maxime Rodinson, est un historien des religions et un sociologue marxiste français (1915-2004). Fils de communistes juifs ayant fui les pogroms de Russie pour Paris (son père mourra à Auschwitz), il est l’un des penseurs les plus prolifiques de sa génération. Autodidacte, il a appris le guèze (éthiopien ancien), des langues sud-yéménites, l’arabe, le turc et l’hébreu. Il s’est illustré par des écrits sur les religions, en particulier l’islam, et sa biographie du prophète Mohammed est célèbre. Membre du Parti communiste français qu’il quitte en 1958, il s’est focalisé sur l’étude des structures socio-économiques des sociétés musulmanes [1].
Dans Islam et capitalisme [2], Rodinson s’oppose à la fois à une vision trop dogmatique du marxisme et à ceux qui analysent les événements qui touchent le monde arabe et le monde musulman par le seul prisme de l’islam. Pour lui, les facteurs socio-économiques sont bien plus déterminants que la religion, même s’il n’en sous-estime pas la portée, sachant qu’elle peut être un levier redoutable pour ceux qui l’instrumentalisent.
Le capitalisme, modèle économique dominant
En dépit de ses crises successives, le capitalisme reste le système économique dominant. En 1966, quand Rodinson écrit ce livre, il est largement considéré en Occident comme un progrès et les pays occidentaux imputent le retard supposé des sociétés arabes et islamiques au Coran et à la religion musulmane. « Pas plus que le Coran, la sonna (sic) ne se prononce bien évidemment sur le capitalisme ! », écrit-il, avant de déconstruire point par point les arguments des détracteurs en se basant sur la révélation divine — réputée inaltérable rappelle-t-il — et la sunna, vie du Prophète rapportée par ses compagnons et ses proches.
La prédestination, le fatalisme et la magie qui caractériseraient l’islam - religion prétendûment opposée à la rationalité - empêcheraient le développement d’une société capitaliste ? Faux, ils sont davantage présents dans le judaïsme et le christianisme, argumente-t-il. Croire au destin est certes un pilier de la foi islamique [3], mais le fatalisme et la destinée ne sont pas synonymes d’impuissance ou d’inactivité : le « grand djihad » signifie littéralement fournir des efforts pour s’améliorer et améliorer la société dans le même temps souligne Rodinson. Pour contredire l’argument d’irrationnalité, l’auteur cite les versets appelant à la réflexion [4], affirmant que l’islam est la plus rationnelle des trois croyances monothéistes : seuls ceux qui réfléchissent à la création et sont dotés d’intelligence reconnaissent l’existence d’un Dieu unique [5]. Il ne s’agit en aucun cas de croire sans comprendre.
Ensuite, détenir des biens et prospérer n’est incompatible ni avec les sociétés arabes, ni avec l’islam. La piété est le seul critère de supériorité aux yeux de Dieu [6], mais l’enrichissement n’est pas remis en cause [7]. Avant l’avènement de l’islam, les Arabes et les Mecquois étaient connus pour être de grands commerçants. Le prophète Mohammed a d’ailleurs été l’époux de la riche Khadija, dont les affaires étaient prospères. Elle l’avait recruté et les qualités commerciales du futur prophète de l’islam retinrent son attention [8]. Ainsi, avant d’être un prophète, Mohammed a été un commerçant.
Rodinson souligne également que ces sociétés ont plutôt intérêt à développer les richesses : le troisième pilier de l’islam est la zakat, un impôt annuel obligatoire versé sous des conditions de revenus par chaque musulman-e aux nécessiteux [9]. « S’enrichir par le bien et le partage est islamique (…). Ce qui est en revanche interdit, ce sont les pratiques frauduleuses (…), vendre, acheter des substances illicites comme le vin et le porc (...) spéculer sur des biens communs telles que l’eau (...) les denrées alimentaires (...) l’accaparement ou encore la vente aux enchères quand le vendeur ne sait pas quel prix il tirera de son produit, par exemple », décrit-il. Mais ces interdictions sont vues comme des pratiques « entravant le libre jeu d’une économie libérale » par l’Europe et les États-Unis, puissances impérialistes au cœur du développement du capitalisme.
Lire l’intégralité de l’article ici.
[1] Il est également connu pour ses positions sur le conflit israélo-palestinien et notamment par un article publié en 1967, « Israël fait colonial ? » (Les Temps modernes, juin 1967) et son livre Peuple juif ou problème juif ? La Découverte, première édition en 1981.
[2] Préfacé par le journaliste Alain Gresh.
[3] l y a 6 piliers dans la foi islamique : croire en un Dieu unique, aux anges, à tous les Livres révélés (Torah, Évangile, etc), aux prophètes et messagers (voir sourate 285 de la sourate 2), au Jour Dernier et au destin, qu’il soit favorable ou défavorable.
[4] Citation du livre : « Environ cinquante fois revient dans le Coran le verbe ‘aqala qui signifie “lier les idées ensemble, raisonner, comprendre un raisonnement intellectuel”. Treize fois revient comme un refrain l’exclamation ’a fa-lâ ta’qiloûn, “Eh quoi ! ne raisonnerez-vous donc pas ?” » Les non-croyants sont « stigmatisés comme des gens qui ne raisonnent pas, incapables d’une effort intellectuel pour secouer la routine ».
[5] Il est difficile de citer le Coran sans éxégèse et contexte (et dans une autre langue que l’arabe), ces versets ne sont donnés qu’à titre d’exemple. Traduction approximative des versets 2 à 6 de la sourate 5 : « Au nom d’Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux. 2. La révélation du Livre émane d’Allah, le Puissant, le Sage. 3. Il y a certes dans les cieux et la terre des preuves pour les croyants. 4. Et dans votre propre création, et dans ce qu’Il dissémine comme animaux, il y a des signes pour des gens qui croient avec certitude. 5. De même dans l’alternance de la nuit et du jour, et dans ce qu’Allah fait descendre du ciel, comme subsistance [pluie] par laquelle Il redonne la vie à la terre une fois morte, et dans la distribution des vents, il y a des signes pour des gens qui raisonnent. 6. Voilà les versets d’Allah que Nous te récitons en toute vérité. Alors dans quelle parole croiront-ils après [la parole] d’Allah et après Ses signes ? »
[6] Verset 13 de la sourate 49 "(...) Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus pour que vous vous entre-connaissiez. Le plus noble d’entre vous, auprès d’Allah, est le plus pieux. Allah est certes Omniscient et Grand-Connaisseur".
[7] Il y a un juste équilibre à trouver entre la vie terrestre et celle de l’au-delà, nuance que les critiques nient.
[8] Voir la biographie du prophète.
[9] Calculé annuellement sur les biens acquis (argent, or, immobilier) en fonction d’un pourcentage précis, il se veut ainsi égalitaire.