Essai sur le temps des martyrs
Les enfants du chaos
Anthropologue, professeur à l’université Paris-8.
Sorti aux éditions La Déouverte, Les enfants du chaos se veut une réflexion sur les moteurs du désordre international, à l’heure où la fin du monde semble plus crédible à nombre de jeunes que la fin du capitalisme.
Le texte que nous publions est la conclusion d’un ouvrage qui vient de paraître d’Alain Bertho. Il se veut une réflexion d’un auteur se réclamant de la gauche et qui s’interroge sur les impasses actuelles et les possibilités d’une nouvelle radicalité tournée vers l’avenir.
Le chaos est bien là. Il est géopolitique, politique et culturel. L’incendie qui ravage le Moyen-Orient frappe violemment aux portes de l’Occident. Il a fallu des mois pour que les gouvernements reconnaissent l’ampleur historique de l’exode des peuples qui fuient des lieux de guerre et de terreur. Que n’a-t‑on pas entendu au printemps 2015 ? Le 18 avril, le président français n’a-t‑il pas qualifié les passeurs de « terroristes » et proposé un renforcement de l’opération de surveillance « Triton » en Méditerranée ? Puis, lorsque durant l’été on reconnait enfin l’exode pour ce qu’il est, les mieux intentionnés, telle la chancelière allemande, en sous-estiment l’ampleur et passent rapidement de la bienvenue médiatique . la panique frontalière.
L’incompétence et l’électoralisme à courte vue ajoutent à la confusion politique. Le 7 septembre 2015, la députée socialiste Françoise Dumas écrit au maire de Nîmes pour lui demander que la ville prenne sa part « à l’accueil de ces réfugiés en provenance de Syrie et tout particuli.rement des chrétiens d’Orient pourchassés par Daech ». Nombre de ces chrétiens sont accueillis en Jordanie, pays musulman qui leur construit des .glises. Faut-il rappeler que l’immense majorité des victimes de Daech et de Bachar el-Assad sont musulmans ?
Nos gouvernants ne semblent pas prendre la mesure de la situation qui s’ouvre. L’affirmation de l’Etat islamique et son extension guerrière agit comme une déflagration mondiale dont les effets en chaîne sont incalculables. Sauve qui peut et chacun pour soi. La Hongrie défend l’Occident chrétien. La France s’engage sur plusieurs années pour accueillir 24 000 réfugiés (sur près de 500 000). Dans le pays des 36 000 communes, on est loin de l’accueil d’une famille par paroisse proposée par le pape François. D’aucuns proposent un statut de réfugiés de guerre et insistent sur la nécessité du retour. Mais du retour où ? Et quand ? Qui en Occident est porteur d’une vraie stratégie de paix pour la région ?
En juillet 2015, la Turquie décide de bombarder (un peu) Daech pour mieux faire (vraiment) la guerre aux Kurdes, ceux-là mêmes qui affrontent quotidiennement l’Etat islamique sur le terrain et qui reprennent la ville de Sinjar le 13 novembre 2015. En octobre 2015, la Russie propose à la coalition occidentale de soutenir Bachar el-Assad, l’homme qui fait la guerre à son propre peuple, qui gaze les civils, qui torture des milliers de Syriens [1].
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Tous ceux qui connaissent la situation savent et répètent que le président syrien est d’une certaine façon le meilleur agent recruteur de l’Eat islamique [2]. Depuis l’entrée des troupes soviétiques en Afghanistan en décembre 1979, les interventions des grandes puissances n’ont cessé de déstabiliser la région et d’étendre le chaos. La fragilisation ou l’effondrement des Etats ouvrent la voie à cette « barbarie » dont la gestion est au coeur de la stratégie djihadiste.
Le côté obscur de la force
Depuis 2014, l’Etat islamique s’installe sur le terrain. Il s’installe en Syrie, en Irak, en Libye, au Nigeria, au Mali et étend progressivement son hégémonie sur tous les réseaux djihadistes. Les chebab de Somalie et Boko Haram au Nigeria sont aujourd’hui en mesure de diffuser une communication audiovisuelle aussi hollywoodienne que celle de Daech.
L’Etat islamique s’installe dans l’imaginaire politique du monde. L’horreur qu’il revendique provoque aussi la fascination. C’est une organisation de guerre qui connaît les arcanes du commerce et de la finance internationale, qui maitrise les technologies de pointe. Et c’est surtout une force en expansion dont l’idéologie paranoïaque est un moteur sans fin : Daech se renforce à chaque offensive de ses adversaires, se relégitime à chaque tentative de coalition pour le combattre. L’acharnement dont on fait preuve à son endroit, le caract.re hétéroclite des coalitions qui s’y emploient lui donnent toujours plus de puissance politique. On ne gagne pas militairement contre des candidats au martyre, encore moins contre une idée.
L’Etat islamique n’est pas étranger à notre monde. Il est moins une dérive de l’islam qu’une réaction aux violences de la mondialisation et des Etats qui la gèrent. La destruction de l’Etat irakien, la confessionnalisation du pouvoir confié aux chiites par les Etats-Unis ont ouvert la voie. Le silence et l’atonie de l’Occident face au massacre du peuple syrien par son propre gouvernement depuis 2011, l’intervention franco-britannique en Libye sans la moindre stratégie de paix, l’absence (définitive ?) de tout règlement de la question palestinienne et le déni de toutes les promesses internationales, ont été les drames géopolitiques qui produisent des martyres comme l’arrogance et la violence de la police de Ben Ali ont provoqu. l’immolation de Mohammed Bouazizi. Et est-ce un hasard si Boko Haram prospère au Nigeria, premier producteur africain de pétrole, onzième mondial, marqué à la fois par une pollution gigantesque et par les pénuries d’essence quotidiennes ? Là comme partout, la corruption a fait son oeuvre. Le gouvernement a fermé les raffineries, importe l’essence à prix d’or et subventionne ce trafic lucratif…
Comment peut-on imaginer combattre ce nouveau djihad mondialis. en épargnant les dictatures sanglantes et les pouvoirs corrompus, en laissant mourir ce qui reste du peuple palestinien, en rejetant le peuple syrien dans une errance massive ? Peut-on avoir une politique de lutte contre Daech et vendre vingt-quatre avions Rafale au Qatar, Etat qui a contribué à l’armer ? Peut-on s’enorgueillir des 10 milliards d’euros de contrats promis à des ministres transformés en voyageurs de commerce par l’Arabie saoudite, patrie du wahhabisme et du salafisme qui écrase les chiites du Yémen ? Peut-on raisonnablement intervenir militairement sur le terrain même que Daech a choisi (la « barbarie ») en poursuivant une course à la guerre sans porter une figure de la paix ? Peut-on lutter contre les organisateurs de crimes contre l’humanité sans associer à la lutte et à la construction de la paix les peuples qui en sont victimes et qui comme les Kurdes les combattent déjà ?
Etait-il crédible et efficace, le 11 janvier 2015, de crier son refus de l’horreur derrière les grands de ce monde ? Etait-il possible de défendre la liberté et la république en emboitant les pas de Viktor Orban, Premier ministre de Hongrie, Benjamin Netanyahou, Premier ministre israélien, Sergei Lavrov, ministre des Affaires étrangères de Poutine, Ali Bongo, président du Gabon, Ahmet Davutoglu, Premier ministre turc, Nizar al-Madani, numéro deux de la diplomatie d’Arabie saoudite pour ne citer que les noms de ceux qui ont fait un peu polémique ? Peut-on Construire l’unité nationale contre la terreur sans faire face aux fractures profondes qui se sont ouvertes dans notre pays depuis maintenant plus d’une génération ?
Qu’avons-nous fait de nos enfants ?
« Mon fils est un autre », écrit le romancier Mouloud Akkouche dans une Lettre à mon fils, parti faire le djihad . Des émeutes de 2005 à la folie djihadiste, nous ne reconnaissons pas nos enfants. Quelles sont les racines de cette rage, quel est le terreau de cette folie meurtrière ? Pouvait-on imaginer anniversaire plus sinistre pour les émeutes de 2005 que la relaxe finale des policiers impliques dans la poursuite mortelle du 27 octobre 2005 ? Car la vérité des émeutes de 2005 est là : dans la douleur et la rage face à deux jeunes vies fauchées sans raison, deux morts de la peur que peuvent inspirer des uniformes quand on est ado, qu’on a pas la bonne couleur de peau, qu’on n’habite pas dans le bon quartier. Hier comme aujourd’hui, l’absence de compassion collective et institutionnelle est d’une violence incommensurable.
Qui a osé dire sur le moment, y compris très à gauche, que cette rage collective était légitime ? L’opprobre a été unanime contre les incendies de voitures ou, pire, d’écoles ou de bibliothèques. Les mieux intentionnés ont tenté après coup de transformer la rage en mobilisation plus traditionnelle, notamment électorale, sans mesurer la disqualification de la politique dans cette génération. Cette rage était tournée contre la politique, ses discours, ses promesses non tenues, ses mensonges, son répertoire convenu. Cette rage s’est de nouveau exprimée, à la stupeur de tous, quelques mois plus tard en 2006 quand la violence s’est exercée contre les cortèges d’étudiants manifestant contre le contrat de première embauche.
La situation matérielle et symbolique de cette jeunesse populaire urbaine s’est aggravée depuis 2005. Les .meutes n’ont pas cessé. Gauche et droite en alternance, empêtrées l’une et l’autre dans les conséquences de politiques aveugles aux problèmes posés et indifférentes à la casse sociale de la mondialisation néolibérale, ont continué leur fuite en avant sécuritaire et moralisatrice. Ce qui s’est passé en 2005 à l’échelle du pays n’a toujours pas été identifié comme une rupture majeure, annonciatrice d’autres déchirures symboliques et politiques.
Ce chaos est maintenant humain et générationnel. Il a aujourd’hui le visage juvénile des kamikazes. Ils sont nés en France, ils ont grandi en France, si loin de la Syrie ou de la Palestine et n’ont d’autre horizons que la mort, la leur et celle des autres. Bilal Hadfi, mort en kamikaze au McDonald du stade de France le 13 novembre 2015, était français. Il avait vingt ans et avait déjà fait le voyage de Syrie. Hasna Aït-Boulahcen, née à Clichy-la-Garenne avait grandi à Aulnay-sous-Bois, cherchait du travail. Elle avait vingt-six ans. Elle est morte le 18 novembre 2015 à Saint-Denis au petit matin, lors de l’assaut du Raid qui visait certains des auteurs des tueries du 13 novembre. Samy Amimour, ancien chauffeur de bus, décrit par ses proches comme un jeune homme gentil et timide, était né à Paris. Son père était allé en Syrie – où il s’était marié – pour tenter de le ramener. Il avait vingt-huit ans quand il a fait irruption dans la salle du Bataclan pour massacrer des dizaines de jeunes de son âge.
La France ne fait pas seulement face à un chaos qui lui serait totalement extérieur et dont l’épicentre semble aujourd’hui se localiser en Syrie. Elle en prend sa part en participant à la production du chaos mondial. C’est une des raisons pour lesquelles le djihad y trouve un terrain favorable.
Une nouvelle radicalité
Face au chaos du monde et au chaos individuel qu’il peut engendrer, le djihad a une vraie proposition politique : la conversion de soi, la fin de l’histoire et le martyre comme libration. C’est une réponse inscrite dans l’absence d’avenir et d’espoir, meurtrière pour soi et pour les autres. Le djihad est à notre monde globalisé ce que le portrait de Dorian Gray est au héros d’Oscar Wilde : le visage monstrueux caché derrière une façade trompeuse.
C’est le côté obscur du destin qui nous est imposé. Les peuples peuvent-ils aujourd’hui se choisir leur avenir et refuser la fausse alternative entre idéologie de mort ou globalisation mortifère ? Ce qui nous manque le plus dans ces circonstances dramatiques, c’est ce qui a été l’instrument de ce choix durant les deux sicles passés : la politique comme puissance subjective. Sans politique, il n’y a ni de chemin vers l’avenir ni construction d’un destin commun. Sans politique, la démocratie n’est plus qu’un théâtre d’ombres où les mots sonnent creux. Sans politique, la représentation se résume à un spectacle. Sans politique, les confrontations d’idées perdent leur rapport au réel. Et alors, comme disent les Indignés espagnols, leurs urnes sont trop petites pour nos rêves.
Car la politique n’est jamais sage. Cette puissance subjective ne peut prétendre incarner le destin des peuples que dans le dissensus et l’affrontement des possibles. C’est pourquoi la lutte des classes comme référentiel social, le communisme comme hypothèse et la révolution comme possibilité ont été structurants durant des décennies.
C’est pourquoi ils nous manquent aujourd’hui. C’est de cette absence que se nourrissent les identités intolérantes, la confessionnalisation du social et les idéologies de mort. L’humoriste Christophe Alévêque nous l’a dit à sa façon le 11 janvier 2015, lors de la soirée d’hommage à Charlie Hebdo à France Télévision, en entonnant Bella Ciao, le chant des résistants italiens.
Il nous faut pourtant congédier la nostalgie pour fonder la radicalité. contemporaine. On n’ouvre pas un nouveau cycle politique sur des regrets ou des remords. Contrairement à ce que j’ai longtemps pensé, on ne « refonde » jamais rien. Cette radicalité n’est pas abstraite. Elle n’est pas un argument de tribune ou de plateau télévisé. Elle s’incarne dans des situations concrètes et y opère une critique en acte des enjeux de notre époque : la financiarisation du monde et la corruption des gouvernements, le mépris de la créativité humaine et de l’expertise populaire par les logiques de profit, la spoliation de l’humanité. par une minorité. insatiable, le saccage de la planète et la mise en spectacle du pouvoir. Il ne s’agit pas seulement de s’indigner, mais d’identifier des possibles et de donner un sens et une subjectivité. commune à ces résistances multiples. C’est à ce prix que la radicalité contemporaine oeuvrera à la resymbolisation du destin de l’humanité et qu’elle résistera à la tentation du sacré et du martyre. Car face au chaos institutionnel et économique et au terrorisme du désespoir qu’il engendre, il est urgent de faire reculer la peur et d’incarner des espérances. Il est urgent de donner confiance dans un nouveau récit.